Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Histoire de Mézidon Canon et de son canton
4 août 2008

Petite histoire ayant eu lieu à Coupesarte

A cette commune se rattachent quelques souvenirs mais qui peignent I'époque qu'ils retracent. Sur les bords fertiles et charmants ou la rivière de Vie roule lentement une onde si pure, après avoir traversé la ville de Vimoutiers, célèbre par ses belles toiles crétonnes, et le bourg de Livarot, fameux par ses fromages ; après avoir cotoyé la commune si variée et si pittoresque de Ménil-Durand, qui a donné son nom à un tacticien distingué ; dans une vallée féconde en gras et frais pâturages que couronnent an nord les côteaux du Chêne et Lessart ; près d'un pont, témoin de fréquents accidents à l’époque des inondations, s'élève et s'annonce par un petit clocher carré une modeste église, le temple champêtre de Coupesarte, dont Saint-Cyr est le patron, et près duquel des ormes centenaires protégent de leurs rameaux les jeux et les causeries des garçons et des filles, à l'issue des vêpres de la belle saison. Autour de l'église, aujourd’hui veuve de son culte, mais bien conservée, s'étend un petit cimetière.

Dans ce cimetière, au milieu du règne de Louis XV, une jeune et belle fille, douée de cette beauté normande à la fois gracieuse et noble, avait été par le curé du lieu condamnée pour trois ans à faire tous les vendredis, à minuit, le tour de cet asile du repos éternel, après y avoir récité au pied de la croix trois pater et trois Ave. A minuit ! lorsque les croyances populaires peuplaient de fantômes les plus effrayants, le voisinage des églises et la pelouse des tombeaux ; à minuit ! à cette heure sinistre et désolante où, du fond des enfers, s'échappent jusqu’au jour les démons persécuteurs ; à minuit ! vous dis-je, quand à la fin de l'automne on entend la Chasse Arthur traverser les airs et s'y disputer, au milieu des cris, des ricaneries et hurlements, les lambeaux des cadavres et les âmes des trépassés... ; à minuit donc ! au risque de rencontrer le scélérat, ami des ténèbres, ou ces loups-garoux de l'Avent qui courent les campagnes en jetant la terreur dans les villages, la pauvre jeune fille, pale, transie, demi-morte, parcourait un long chemin pour se rendre au but de sa rigoureuse pénitence.

Quel crime épouvantable avait donc commis la bonne Claudine, cette excellente fille qui, du fruit d'un travail sans relâche, nourrissait son vieux père et ses petites soeurs, délaissées comme elle par une mère vertueuse qui, quatre ans auparavant, avait payé de sa vie la vie de deux jumelles ? Sans doute Claudine, cette fille si bonne, si douce, si simple, si dépourvue d'expérience, comme on l'était alors à quatorze ans au village, et malheureusement privée des conseils de sa mère, la pauvre Claudine avait eu le tort, que ne pardonnent pas tant de gens qui en ont de plus grands qu'elle, de croire aux promesses de son jeune voisin, son parent, son ami d'enfance, le compagnon de travail de son vieux père. Il avait abusé de la confiance de Claudine : il lui avait juré les promesses de l'hymen, et Claudine était devenue mère ; le séducteur avait trahi sa foi, l'amour, l'hyménée et l'honneur. Il s'était enrolé à Lisieux pour le régiment de la Couronne, laissant dans le deuil, les larmes, les souffrances et le désespoir, la pauvre fille déshonorée que les gens de bien plaignaient tout bas, mais que le mépris désignait tout haut d'un doigt réprobateur.

Dans son opprobre, Claudine, qui se sentait encore nécessaire à son vieux père et à ses jeunes soeurs, était parvenue à repousser loin d'elle la renaissante idée d'aller terminer dans les flots de la rivière, sous le pont du Chène, une existence trop compromise pour n'être pas flétrie. Dans la victoire remportée sur cette résolution il y avait bien du courage.. . il y avait bien de l'honneur. Claudine mit au monde, loin de l'assistance consolatrice d'un époux, le plus joli des enfants, un fils beau comme elle, et, comme elle aussi, destiné à la réprobation et au malheur, car il était bâtard et indigent. Innocente créature, puisses-tu ne pas connaître un jour des larmes aussi amères que celles qui coulèrent sur le berceau d'osier où ta pauvre mère balança ton enfance, protégea ton sommeil et veilla si attentive à épier l'instant où ton réveil lui donnait un si doux sourire !

Le vendredi, pendant qu'il dort paisiblement, Claudine continuait de suivre le chemin solitaire, parallèle à la rivière de Vie dont elle remontait le cours, à travers mille transes déchirantes, souvent sous la pluie ou la neige contre lesquelles un capot noir ne la défendait guère ; elle arrivait devant le château opulent et joyeux du seigneur de la paroisse, puis passait le long du presbytère où dormaient profondément le curé, son vicaire et ses deux domestiques. Quoi qu'il eût imposé à Claudine une si rude et si longue pénitence, ce n'était pourtant pas un méchant homme que le curé de Coupsarte ; mais il avait plus de zèle que de lumières, et plus de dévotion que de sensibilité. Il croyait être juste, il était dur. Charitable d'argent, il ne savait pas compatir au malheur, s'attrister de la douleur d'autrui, donner un conseil amical, et prononcer de coeur les douces paroles de la consolation affectueuse qui sympathise avec les peines de l'âme et parvient à les calmer.

Le curé avait vu dans la faiblesse de la pauvre Claudine un crime affreux, condamné à l'égal de l'homicide dans les Commandements de Dieu comme de l'église, et il s'était montré inexorable. Un événement sinistre vint accroître les transes que Claudine éprouvait dans son voyage expiatoire. Une nuit que le ruisseau voisin de la chaumière, grossi par un déluge de pluie, couvrait la voie publique d'un torrent profond de trois pieds, un voyageur égaré, après avoir lutté longtemps contre les flots, y avait perdu la vie ; comme on Ie trouva meurtri et sanglant, on ne douta pas qu'il n'eût été assassiné. On ne pouvait pas soupçonner la jeune fille : tout le monde l'aimait malgré sa faiblesse ; on n'accusait pas son père, le village entier l'eût réclamé. Après avoir épuisé les recherches, emprisonné vingt innocents qu'il fallut bien mettre enfin en liberté ; après avoir ruiné leur petite fortune, leur santé et leur réputation, on publia des monitoires pour forcer les personnes qui pouvaient connaître le coupable à le signaler à la justice. Nulle déclaration ne fut faite. .. Alors on fulmina dans l'église de Coupsarte les redoutables monitoires : le prêtre voua à l'exécration, à la damnation, non le coupable du crime. mais le coupable de la réticence ; il foula aux pieds, il éteignit sous sa chaussure la flamme d'un cierge béni, et les assistants furent bien certains que le diable ne tarderait pas à se saisir de la proie qui lui était dévolue.

On le raconte, et dans la cour du Rais (c'est ainsi qu'on appèle un herbage avec sa chaumière qui se trouve sur le bord méridional du chemin de Ménil-Durand à Saint-Julien-le-Faucon), sur la porte d'entrée de la chaumière, une planchette de sinistre mémoire : « Là, comme on le disait à tout le monde, le diable plaça un à un les ongles des pieds et des mains du malheureux qui n'avait pas voulu faire connaître un assassin ; ces ongles avaient été arrachés avec une excessive douleur, et les cris du patient avaient durant la nuit réveillé au loin les habitants qui trouvèrent le lendemain ces preuves de la vengeance de Dieu, de la cruauté du démon et du juste supplice d'un damné. Si personne n'avaient pas vu les ongles, ils avaient, vu la planchette où nul n'eût alors osé douter qu'ils avaient été bien certainement rangés avec cet ordre que Satan ne manque pas de mettre à tout ce qu'il fait. Assurément ces récits glacent d'effroi les jeunes paysannes pendant les longues veillées d'hiver, et tous les assistants se promettent bien de ne pas cacher à la justice les crimes qui parviendront à leur connaissance.

Ces dispositions sont certainement fort louables, mais les monitoires avaient été plus effrayants que judicieux. Le voyageur n'avait pas été assassiné : il s'était blessé en disputant, au milieu des pierres et des branches d'arbres, sa vie aux flots qui avaient fini par l'engloutir. C'est ce que reconnut la justice. C'était à la porte même de Claudine que ces événements s'étaient passés : ils n'avaient pas peu contribué à redoubler la torture de ses craintes pendant les nocturnes pèlerinages de sa longue pénitence. Son père, qui avait gémi sur l'infortune de Claudine dont il connaissait la candeur et plaignait la crédulité, descendit au tombeau où sa douleur, accrue de celle de sa fille, le conduisit en quelques mois. Il fut placé près de sa femme, et les deux tombes étaient tous les vendredis baignées des larmes de Claudine, qui allait y recueillir de nouvelles douleurs et qui croyait parfois en entendre sortir des voix tantôt accusatrices, tantôt consolantes, selon que ses dispositions morales étaient ternies par la peine ou s'épanouissaient à l'espérance.

Enfin les trois mortelles années de transes qui navrent, de supplices qui déchirent, de terreurs qui glacent, parvinrent à leur terme. Claudine se comporta toujours en honnête fille, en mère tendre, et, si elle n'eut pas le bonheur de rendre un père à son fils, du moins ce fils chéri ne cessa d'aimer son excellente mère : il la consola dans ses peines, la secourut de son travail, et, comme elle atteignait sa cinquantième année (car les infortunés ne deviennent pas centenaires), il lui ferma les yeux avant de se marier. Il fut toujours bon comme Claudine, mais il fut plus heureux qu'elle.

Source : Histoire de Lisieux, par M. Louis du Bois. Tome II, 1846.

Publicité
Commentaires
Publicité